S’il est bien un jeu où l’on sent le poids des générations de muslaris frappant leur carte sur la table en bois, la canne jamais très loin pour réagir à une fausse donne ou un hordago bluffé en fin de tournoi fatal à l’honneur de toute une maison (dont la blessure narcissique se perpétuera au moins sur deux générations pour justifier que depuis ce jour « on ne s’assoie pas à côté de cette famille à l’église ou aux repas de fête ») … s’il est bien un jeu où l’on sent qu’on s’appuie sur des principes fondateurs, sans savoir pourquoi on y croit, mais surtout sans jamais chercher à les questionner quand, finalement, 50% du temps on perd avec sa paire invincible de 7 en se disant qu’expie forcément quelque chose … s’il est bien un jeu où le « mystère » de l’aléatoire est bien épais car le talent dépasse la raison, comme un don inné de voir les cartes « se réchauffer », de sentir le jeu « tourner », ou pire, de « voir » les rois lors de la distribution des cartes … tout cela … et bien plus … c’est le mus !
Depuis 2019, la section mus de la MEE essaie de poser des nombres et des pourcentages sur ces situations où, une fois les 2 secondes de bluff permises, le joueur se retrouve à jauger, par expérience, calcul, feeling ou au pif, s’il y va ou pas. D’abord, pour avoir du répondant contre les redoutables muslaris de Montpellier … mais aussi, pour apporter une approche rationnelle.
Dans ce 1er article, nous abordons la première question de base avant toute estimation de chances d’emporter un pari : le nombre de mains existantes – car une probabilité est avant toute chose un rapport entre le nombre de mains considérées et l’ensemble des mains possibles. Selon la question qu’on se posera, il y a plusieurs réponses possibles :
- « J’ai 12-10-5-3 » -> la main est totalement définie
- « J’ai une paire de rois, au grand » -> on complètera les mains comportant 2 rois
- « J’ai 2 rois et mon partenaire 2 11, au grand » -> on regardera les mains qui battent simultanément toutes les mains comportant 2 rois ET toutes les mains comportant 2 11 (et 0 roi, évidemment) possibles avec les cartes restantes
- « J’ai 2 rois et mon partenaire 2 as, au grand et au petit » -> on regardera les paires de mains adverses qui battent simultanément deux mains partiellement définies
La première question est donc : combien de mains peut-on créer avec un jeu de mus.
Une première réponse évidente est : on choisit 4 cartes parmi 40, pour le premier joueur ; puis 4 cartes parmi 36 pour le second joueur ; puis 4 cartes parmi 32 pour le troisième joueur ; et enfin 4 cartes parmi 28 pour le dernier joueur. On peut aussi le voir comme : on tire 16 cartes parmi 40, et ensuite on les répartit en 4 tas de 4 cartes.

Ceci s’écrit alors, pour K joueurs, \( \prod_{i=0}^{K-1}\binom{40-4i}{4} \) si on suit la 1ère méthode, ou \( \binom{40}{4K}\prod_{i=0}^{K-1}\binom{4(i+1)}{4i} \) si on suit la 2ème méthode, les deux étant, fort heureusement, identiques. On obtient alors des résultats élémentaires :
- 91 390 mains pour 1 joueur
- 5 383 327 950 paires de mains pour 2 joueurs
- 193 584 473 082 000 triplets de mains pour 3 joueurs
- 3 963 642 086 353 950 000 quadruplets de mains pour 4 joueurs
Bon … cela décourage à vouloir aller plus loin ! Un joueur qui a joué une petite centaine de parties en 2 manches gagnantes pour lesquelles il y a en moyenne 16 tours (donc il a « vu » entre 3000 et 10000 mains avant d’aller mus) … a quand même l’impression d’avoir déjà vu plusieurs fois certaines mains (du genre 3 rois et 1 as, le fameux 2-3-4-5, ou autre combinaison fétiche). Pourtant, sur presque cent mille mains possibles, il faudrait jouer plus de mille parties pour enfin voir revenir une main « connue » ! Vous l’avez compris, pour un joueur réel, la « couleur » de ses cartes ne compte pas … ainsi, les 91 390 mains comportent des redites, juste par la combinatoire des couleurs (bâtons, écus, coupes, épées). Le calcul se corse alors immédiatement !
Il y a des mains faciles : 4 as, par exemple, on ne peut la faire que d’une manière possible. Mais pour la main (as, as, as, roi), ça se complique : on doit choisir 3 as parmi 4 disponibles PUIS choisir un roi parmi 4 disponibles. Ce qui donne \( \binom{4}{3}\binom{4}{1} \), c’est-à-dire 16, comme illustré dans l’image. Le calcul pour un joueur est alors assez facile par disjonction de cas sur les 10 familles de cartes disponibles {1,2,3,4,5,6,7,10,11,12} :
- soit 4 fois la même carte : \( \binom{10}{1} \)
- soit 3 fois la même carte + 1 carte différente : \( \binom{10}{2}\binom{2}{1} \)
- soit 2 fois la même carte + 2 fois une autre carte : \( \binom{10}{2} \)
- soit 2 fois la même carte + 1 fois une autre carte + 1 fois une autre carte : \( \binom{10}{3}\binom{3}{1} \)
- soit 4 cartes différentes : \( \binom{10}{4} \)
Ce petit exercice donne seulement 715 configurations de mains différentes, lorsqu’on est indifférent à la couleur des cartes. Le calcul pour plus qu’un joueur devient intraitable du fait que la disjonction des cas doit alors considérer les cas où les 4 cartes disponibles dans un famille (par ex les 4 rois) ont déjà été distribuées, et donc le joueur suivant n’a plus 10 familles disponibles mais 9.
Une solution brutale revient à faire une boucle sur toutes les mains et compter les configurations différentes : sur un PC normal, quelques secondes pour 1 joueur, 2-3 minutes pour 2 joueurs, probablement plus d’une journée pour 3 joueurs mais un débordement de RAM en prévision. Une solution semi-analytique est néanmoins possible en modélisant notre calcul avec des polynômes à plusieurs variables. On va associer à la famille i la variable Xi, ca veut dire que les rois sont associés à X10 par exemple. On va aussi interpréter un monôme Xin comme voulant dire « j’ai n fois la carte i ». Ainsi, le terme X104 correspond à la main à 4 rois.
On voit immédiatement que pour le jeu de mus, on ne peut pas avoir de terme Xin avec n>4, car on n’a pas plus de 4 fois chaque carte. Maintenant, on va utiliser deux outils :
Les sommes de Newton, définies comme \( p_n = \sum_{i=1}^{10}X_i^n \)
et les polynômes symétriques élémentaires \( h_k = \sum_{1\le i_1\lt i_2…\lt i_k \le 10} X_{i_1}…X_{i_k} \).
On sent bien que les deux sont associés puisque h1 = p1 et par récurrence on peut exprimer n’importe quel hi en fonction des pk et vice-versa. Il faut voir que h4 est constitué de tous les produits XiXjXkXl. Avec un bon logiciel de calcul formel, on peut alors éliminer tous les termes ayant un Xin avec n>4. Le nombre total de termes que le polynôme multivarié restant comporte est exactement le nombre de configurations de mains différentes pour 1 joueur – et d’ailleurs, on peut trouver une astuce pour que le coefficient devant chaque terme soit sa multiplicité (comme 16 dans le cas de la main (as, as, as, roi) qui est le terme X13X101) – à suivre au prochain épisode.
Pour conclure, pour K joueurs, il suffit alors de reproduire cette méthode pour h4K et obtenir un résultat qui n’était pas si trivial – et probablement nouveau dans la communauté musistique. Nb : ici les joueurs sont « numérotés », donc si Paul joue avec Fernando, que Paul a 4 as et Fernando 4 rois, la situation inverse (Paul=4 rois et Fernando=4 as) est bien une configuration différente dans ce dénombrement.
- 715 mains différentes pour 1 joueur
- 497 925 doublets de mains différentes pour 2 joueurs
- 321 191 550 triplets de mains différentes pour 3 joueurs
- 180 168 258 060 quadruplets de mains différentes pour 4 joueurs
Ce qui, loin de tuer la complexité du mus, nous fait passer d’une situation intraitable avec 4 trillons de configurations à (seulement) 180 milliards de possibilités.
Merci à Bruno qui s’est, lui aussi, cassé la tête sur cette question finalement devient facile quand on a trouvé la solution !